jeudi 19 juin 2014
IRAK. A Bashir, village annexé par les djihadistes
IRAK. A Bashir, village annexé par les djihadistes
Par Le Nouvel Observateur
Les combattants de l'Etat islamique en Irak et au Levant ont mené l'assaut sur le village de Bashir au seul motif qu'il était chiite. Reportage.
Des djihadistes de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). (AFP PHOTO / HO / ALBARAKA NEWS)
C’est une frontière en mouvement. Hier matin encore, Bashir était un village tranquille de quelques centaines d’âmes, au milieu des champs de blé, déjà moissonnés – la saison chaude arrive tôt, en Irak. La chaleur vrille les couleurs – on pourrait croire à un tableau d’impressionniste. De l’autre côté de Bashir, le village de Tazeh. Entre les deux, un canal et surtout, un pont.
Mais Bashir est aussi un village de Turkmènes chiites. Une minorité turcophone dans le paysage ethnique particulièrement varié de Kirkouk, la grande ville de l’est de l’Irak, dont les Kurdes pensent qu’elle appartient au Kurdes, les Arabes pensent qu’elle appartient aux Arabes, les Turkmènes au Turkmènes, etc.
"Il fallait fuir"
Peu importe l’ethnie, aux yeux des djihadistes de l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant). Le principal crime du village de Bashir, ce n’est pas d’être Turkmène, c’est d’être chiite. Alors les militants sont arrivés vers midi, sur trois fronts différents, d’après Tahsin Ismaïl Pacha, l’un des notables du village. Il en tremble encore. La réputation de l’EIIL précède l’avancée des combattants. Depuis trois jours, des vidéos macabres circulent sur les téléphones mobiles. On voit les djihadistes massacrer à bout portant des policiers et des soldats chiites à Tikrit, en les présentant comme des "troupeaux de l’armée safavide", une référence à une dynastie iranienne – à l’instar du qualificatif de "croisés" que portent les chrétiens.
Tahsin Ismaïl continue, la voix rompue, les yeux fuyants :
On a résisté comme on a pu. Mais ils sont arrivés par centaines, avec des blindés, des lance-roquettes, des mortiers, des Doshka… On n’a rien de tout ça, nous."
Les rares combattants restés autour de Tahsin Ismaïl n’ont que des armes légères, des pistolets, des kalachnikov. Leurs vêtements sont élimés, poussiéreux. Ce sont de pauvres fermiers.
"On a résisté comme on a pu, mais on a dû abandonner le village. Il y a une vingtaine de blessés, je ne sais pas combien sont morts parmi eux. Il y a beaucoup de disparus. Deux personnes de ma famille manquent", continue Tahsin Ismaïl, avant d’ajouter : "On n’avait pas le choix. Il fallait fuir. Les djihadistes veulent nous tuer, nous égorger parce qu’on est chiites."
De l'autre côté du pont
Les fermiers se sont repliés de l’autre côté du pont, dans le village de Tazeh. C’est à ce moment-là que les Peshmergas sont arrivés. Ce sont les combattants de l’armée kurde. Eux ont l’équipement. Rien ne manque à leurs uniformes, toujours impeccables, toujours repassés. Ils ont les armes, y compris lourdes et les véhicules, y compris blindés. Les Peshmergas ont bloqué l’avancée des djihadistes vers le milieu de l’après-midi. Les combats se calment. Un obus de mortier tombe, de temps à autre, loin. Aucun combattant ne semble avoir envie de mourir pour un pont entre deux villages de Turkmènes chiites.
C’est le moment que choisit le colonel Abdel Fattah Jalal Mohamed pour visiter la ligne de front. C’est un vétéran peshmerga, aujourd’hui reconverti dans la police kurde. Mais il débarque là, comme un chef de gang, avec deux énormes 4x4 blanc rutilant dans les ocres poussière de la campagne irakienne. Il serre quelques mains, tape quelques épaules, sourit beaucoup et livre quelques réflexions bien senties : "Les chiites ne voulaient pas des combattants kurdes. Mais quand leur village s’est fait attaquer par l’EIIL, ils nous ont appelés tout de suite. Nous n’avons pas le choix. Après l’écroulement de l’armée irakienne, nous sommes les seuls à pouvoir protéger les civils ici." Ils n’ont pas eu le choix, peut-être – mais aujourd’hui, les Peshmergas occupent Tazeh, les djihadistes, Bashir, les villageois, plus rien.
Ces derniers saluent respectueusement le colonel Jalal. Les Peshmergas ne sont pas venus seuls. Avec eux, des pillards kurdes. Le colonel est au courant et laisse faire. Il salue tout le monde d’un air particulièrement jovial avant de rembarquer dans son 4x4 rutilant. Les villageois gardent le silence. Eux non plus n’ont pas eu le choix.
De notre correspondant en Irak, Arthur Fabre
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