Sinjar: les Yézidis dans la tourmente
LES YÉZIDIS DANS LA TOURMENTE
Les chefs de guerre kurdes veulent annexer le Djebel Sinjar
par Gilles Munier
http://gmunier.blogspot.com/2007/09/sinjar-les-yzidis-dans-la-tourmente.html
Le 14 août 2003, quatre camions-citernes ont explosé à quelques minutes de distance à Qahtaniya, Al-Jazeera et Tell Uzair, gros villages situés au nord ouest de l’Irak, dans le district de Sinjar, près de la frontière avec la Syrie. Les déflagrations ont fait près de 500 morts et plus d’un millier de blessés, en majorité des Yézidis, adeptes d’une religion les plus anciennes de l’humanité.
Ces attentats, les plus meurtriers depuis le 11 septembre à New York, n’ont pas été revendiqués. Comme ceux qui visaient Tell Afar le 27 mars dernier – 152 morts, 347 blessés - et le village turcoman d’Amirli le 7 juillet – 140 morts, plus de 250 blessés - l’ « Etat islamique en Irak » – regroupement comprenant Al-Qaïda en Irak (AQI) – a aussitôt été accusé du massacre par les Américains et Nouri Al-Maliki, « Premier-ministre » irakien.
Selon l’armée US, le cerveau des attentats anti-yézidis serait un certain Abou Mohammad Al-Afri, présenté comme un proche d’Abou Ayyoud al-Masri, le chef d’AQI. Mais beaucoup de gens dans le Sinjar pensent qu’il s’agit d’une provocation du Parastin, le terrible service secret kurde. De toutes manières, l’accusé ne parlera pas. Il a été tué le 3 septembre dans un bombardement US. En Irak, c’est toujours ce qui arrive au suspect désigné après des attentats d’origine controversée.
Crime d’honneur et vengeance
Les seuls indices accréditant l’hypothèse salafiste sont des tracts distribués dans la région de Sinjar une semaine plus tôt. Ils accusaient les Yézidis d’être des « adorateurs du Diable », des « infidèles », des « anti musulmans », et les prévenaient de l’imminence d’un attentat. Le texte était signé « Etat islamique en Irak ».
L’AQI s’était déjà manifestée dans la région, le 7 avril 2007, après la lapidation de Doua Khalil Aswad, une Yézidie de 17 ans, par un groupe de Yézidis opposés à son union avec un Irakien sunnite. Les deux amants résidaient à Bahzani et Badhiqa, deux villages au nord-est de Mossoul. La police, présente sur les lieux, n’était pas intervenue, considérant qu’il s’agissait d’un « crime d’honneur » !
L’assassinat de la jeune fille, filmé avec un téléphone portable, avait été diffusé sur Internet et retransmis par plusieurs chaînes de télévision. Le Prince Tahsin Beg – chef spirituel des Yézidis - avait condamné le meurtre et déclaré que la lapidation n’existe pas dans les textes sacrés yézidis. Selon lui, Doua n’avait pas été assassinée parce qu’elle allait se convertir à l’islam, mais simplement parce qu’elle aimait un jeune homme, issu d’une autre communauté que la sienne. Et dans ce secteur, il y en a plusieurs : kurde, chaldéenne, jacobite, shabak… Qu’à cela ne tienne : la résidence du Prince et le centre culturel yézidi d’Aïn Sifni dans le Cheikhan ont été attaqués par des Kurdes musulmans déchaînés, et brûlés.
Al Qaïda en Irak avait averti qu’elle vengerait la jeune fille, au nom de l’islam. Mais est-ce bien un de ses commandos qui, le 22 avril, a stoppé un minibus ramenant à Bashiqa les ouvriers d’une usine de textile mossouli ? Après avoir effectué le tri des passagers, des fanatiques – ou des agents provocateurs - avaient fait descendre les musulmans et les chrétiens. Vingt trois Yézidis qui s’y trouvaient avaient été emmenés près de Mossoul, alignés le long d’un mur et assassinés. Selon les passagers descendus, les terroristes n’étaient pas arabes, mais kurdes.
Jésus et les guerriers aux yeux bleus
Les Yézidis qui ont manifesté leur colère quelques jours plus tard à Khana Sor et à Al-Jazeera – où a eu lieu un des attentats du 14 août – auraient pu conspuer des villageois arabes ou accuser Ansar Al Sunna (1) d’avoir commis les meurtres. Non, ils ont brûlé des drapeaux kurdes et attaqué les bureaux du Parti Démocratique du Kurdistan (2). Ils accusaient le Parastin d’avoir commis les assassinats.
Karim Sinjari – chef du Parastin depuis 1992, « ministre » de l’Intérieur du Gouvernement régional kurde - est bien connu des montagnards du Djebel Sinjar. Il a été un des chefs de la rébellion barzaniste des années 70 dans la région. C’est aussi lui qui a organisé, avec la CIA, l’accueil des troupes américaines à Sinjar en 2003, en faisant croire à ses habitants qu’une vieille prophétie yézidie allait se réaliser : Jésus, accompagné de guerriers aux yeux bleus , arrivait pour les libérer ! Selon le Colonel MacFarland qui commandait la Task Force 1-37 Bandits, les GI’s y ont été fêtés « comme à Paris en 1944 ».
Il fallait bien connaître les Yézidis pour savoir que Qahtaniya, Al-Jazeera et Tell Uzair, les villages choisis pour les attentats, étaient habités par de nombreux Faqirs, la caste des prêtres et donc qu’ils auraient des répercussions importantes dans la communauté. Il fallait aussi savoir que les terres des familles yézidies qui avaient participé à la rébellion barzaniste avaient été confisquées en 1976 et attribuées à des paysans arabes de la région de Qahtaniya et d’Al-Jazeera. Ces terres ont, bien sûr, été récupérées en 2003 par leurs anciens propriétaires et les Arabes expulsés à Ba’aj, un village du désert alimenté en eau par un oléoduc contrôlé par les peshmerga. Aucune compensation ne leur a été versée.
A qui les attentats ont-ils profité ? Au Gouvernement régional kurde. Le massacre n’a pas grand chose à voir avec le yézidisme. Il est lié au « référendum » qui doit être organisé d’ici la fin décembre dans la région de Kirkouk et dans un certain nombre de « territoires disputés » - et pétroliers - pour les rattacher à la Région autonome.
Comme prévu, le massacre a jeté les Yézidis dans les bras de Massoud Barzani. Désormais, selon un sondage, 80% d’entre eux opteraient pour l’annexion du Sinjar à condition que la Région autonome respecte leurs droits et les protège. Le chef kurde a aussitôt envoyé 350 peshmerga assurer la sécurité des villages martyrs, ce qui a contraint le Prince Tahsin à dire que les « terroristes islamiques veulent faire couler des rivières de sang yézidi » et que « la seule protection possible pour les Yézidis est de faire partie de la zone autonome kurde » (3).
Israël, le pétrole, l’eau
La revendication du Sinjar par les chefs de guerre kurdes ne repose sur aucune base historique sérieuse. La région n’a été incorporée dans une province kurde qu’au Moyen Age et très brièvement (4). Après la Première guerre mondiale et la création de l’Irak, le Sinjar s’est révolté pour échapper à la conscription, et non pour aider les nationalistes kurdes. A l’époque, les Yézidis soutenaient le projet d’« Etat libre non-musulman » dans le nord de l’Irak rejeté par la SDN, proposé par l’Iraq minorities rescue comittee de l’archéologue assyrien Hormuzd Rassam.
Le Sinjar est revendiqué parce qu’il est - comme Tell Afar – sur le tracé d’un nouveau projet d’oléoduc Kirkouk-Haïfa (5) et en bordure des régions syriennes peuplées de Kurdes et de Yézidis qui, de ce fait, font partie du « Grand Kurdistan » (6). Les grandes manœuvres ont débuté le 22 mai, quand les « guerriers aux yeux bleus » de la Task Force Bandits ont quitté la région, laissant les Yézidis en tête à tête avec les séparatistes kurdes. On a appris le 22 septembre, grâce au quotidien israélien Haaretz que le ministère israélien des Affaires étrangères avait reçu un télégramme du Pentagone demandant à Tel-Aviv de relancer le projet de pipeline Kirkouk-Haïfa.
Yosef Paritzky, ministre israélien des Infrastructures, va se rendre à Washington pour en discuter. L’idée de réparer l’ancien oléoduc semble pour l’instant abandonnée. Il voudrait construire un pipeline de plus gros diamètre, passant inévitablement dans le Sinjar, qui longerait la frontière syrienne et traverserait la Jordanie.
Le Mossad est-il déjà à pied d’œuvre ? La résistance irakienne le dit. Elle lui impute les attentats du 14 août. Toujours selon Haaretz, mais du 2 septembre dernier, 250 israéliens se rendraient tous les ans en Irak depuis 2003, via l’aéroport d’Amman. Ces « hommes d’affaires » - parmi lesquels des représentants du ministère israélien de l’Armement - et ces « touristes » avaient une nationalité autre qu’israélienne pour passer la frontière sans se faire remarquer.
Que font certains d’entre eux, depuis quelques mois au bord de l’Euphrate, près de la frontière syrienne ? Le Cheikh Ahmad Al-Khandjar, qui dirige une confédération de 13 tribus, en a vu – en tenue civile et sous protection américaine - à Hadittah, Al Qaïm, Jubbah. Est-ce un hasard s’ils s’activent dans la région que devrait traverser le nouveau pipeline ?
(25 septembre 2007)
Notes:
(1) Ansar Al-Sunna (Partisans des préceptes du Prophète) est un groupe de résistance kurdo-arabe islamique radical issu de Ansar Al-Islam, organisation djihadiste kurde basée dans la région de Halabja jusque fin mars 2003. Abou Musab Al Zarqaoui en était membre.
(2) Yazidi rioters attack KDP offices, Iraq News Monitor, 2/5/07
http://iraqnewsmonitor.blogspot.com/search/label/Yazidi%20Reform%20and%20Progress%20Movement
(3) They won't stop until we are all wiped out, par Michael Howard, The Guardian (18/8/07)
(4) La ville de Sinjar est une ancienne place forte du limes romain. Elle a fait partie de la province du Kurdistan créée en l’an 1150 par le Sultan turcoman Sandjar, souverain de la dynastie seldjoukide.
(5) Lire: L’oléoduc kurde, par Gilles Munier http://gmunier.blogspot.com/2006/01/loleoduc-kurde.html
(6) Massoud Barzani a accusé les « services secrets de pays voisins », d’être derrière les attentats du 14 août, laissant à ses proches le soin de préciser – selon Al Qods Al Arabi du 20 août – que la Syrie est impliquée dans le carnage. Selon eux, Damas cherche à vider le Sinjar irakien de ses habitants. Cela ne tient pas debout.
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