samedi 6 octobre 2007

HOLD-UP A BABA GURGUR par Gilles Munier

Manifestation anti fédéraliste avec drapeaux irakiens et turcomans à Kirkouk

(Afrique Asie - octobre 2007)
http://www.afrique-asie.fr/article.php?article=215

France-Irak Actualité, le Blog de Gilles Munier : http://www.gmunier.blogspot.com/

Poussés par leurs dirigeants, des centaines de milliers de Kurdes d’Irak, mais aussi des Kurdistans syrien, iranien, turc, s’installent à Kirkouk. Bien plus que le nombre d’habitants expulsés du temps de Saddam Hussein. Le but : modifier la composition ethnique de la ville avant le référendum qui décidera du statut de la région fin 2007.

Depuis le 10 avril 2003 – lendemain de la chute de Bagdad - on assiste à Kirkouk à une véritable invasion kurde : Massoud Barzani et Jalal Talabani, respectivement dirigeants du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) organisent militairement l’immigration massive des Kurdes vers les territoires irakiens qu’ils veulent conquérir. Les nouveaux venus s’inscrivent sur les listes électorales et attendent le référendum devant se dérouler avant le 31 décembre prochain. But de l’opération : donner un vernis démocratique à l’annexion de la région par les Kurdes et céder aux Américains le champ pétrolifère de Baba Gurgur, situé près de Kirkouk.

Turcomans et Kurdes

L’International Crisis Group (ISG) a recueilli le témoignage d’un membre – turcoman - du Gouvernorat qui résume la situation : « En 2003, Kirkouk avait 800 000 habitants. Elle en a maintenant 1 150 000. D’où viennent les 300 000 habitants supplémentaires ? Ils correspondent à 50 000 familles. On sait que 10 000 familles ont été expulsées, d’où viennent ces 40 000 familles supplémentaires ? ». Depuis, la population est passée à 1 500 000 habitants, majoritairement kurdes, donc pour l’annexion.

La mise en œuvre de l’opération n’est pas simple car l’article 140 de la nouvelle « constitution » irakienne stipule que le référendum doit être précédé par la « normalisation » de la situation dans la région, et par un « recensement ». La « normalisation » est en cours. Elle signifie le retour des Kurdes, Turcomans et Assyriens déplacés et - parallèlement - le départ des Arabes qui les ont remplacés. Des pressions sont exercées sur les Kurdes qui refusent d’y retourner parce qu’ils ont refait leur vie ailleurs ou craignent que l’annexion tourne au bain de sang. Pour les faire changer d’avis, le « Gouvernement régional kurde » ne leur délivre plus de documents administratifs et les prive d’aides sociales.

Les méthodes employées contre les non-Kurdes sont plus radicales. S’ils refusent les 15 000 dollars de dédommagement, ils risquent d’être assassinés ou de disparaître dans les prisons de la Région autonome. L’attentat du 7 juillet 2007 à Amirli – 150 morts, 250 blessés - rappelle la sauvagerie de l’Irgoun en Palestine. Sur place, les services secrets kurdes sont accusés et la réponse n’a pas tardé : le 16 juillet une voiture a explosé à Kirkouk devant un siège de l’UPK, faisant de nombreuses victimes.

Les nouveaux arrivants à Kirkouk n’y vivent pas tous. Beaucoup restent à Soulimaniya ou à Erbil, faute de logements ou pour des raisons de sécurité. Ils n’y vont que le week-end pour justifier leur « déménagement ». A Kirkouk, il suffit de creuser des fondations ou de réserver un appartement dans un immeuble à construire, pour devenir électeur…Le « recensement », néanmoins, n’est pas facile à organiser. Il doit faire le décompte ethnique et religieux des habitants de la région de Kirkouk, et celui des « territoires disputés », c'est-à-dire revendiqués par les Kurdes. Le problème, c’est qu’ils s’étendent du Mont Sinjar à la frontière syrienne, jusqu’à la frontière iranienne… et à une vingtaine de kilomètres au sud de Bagdad. Pour les Arabes, Turcomans, Yézidis, Shabaks, et Assyriens qui peuplent les lieux depuis des lustres, tous hostiles à la partition de l’Irak, c’est une déclaration de guerre. Il y a toujours eu des Kurdes à Kirkouk, mais ceux qui prétendent que la ville est kurde falsifient l’histoire. Les archives ottomanes, les récits de voyageurs, les rapports des diplomates en poste en Mésopotamie et des espions – notamment de l’Intelligence Service au début du 20ème siècle – attestent sans exception que Kirkouk et sa région sont turcomanes. Les dirigeants kurdes font remonter leur droit de constituer un Etat au Traité de Sèvres de 1920, mais oublient de dire que le Kurdistan promis… ne comprenait pas Kirkouk. A l’époque, les Britanniques n’auraient pas apprécié qu’ils réclament une région aux ressources prometteuses : les veines pétrolifères détectées allaient de Mossoul à Kasr El Chirin, en passant sous Tuz Khurmatu, Kifri, Mandali, régions peuplées majoritairement de Turcomans, et non de Kurdes. En février 1925, la commission de la Société des Nations qui enquêtait sur la question de Mossoul – attribuée à la France par l’accord Sykes-Picot - proposa officieusement aux dirigeants irakiens de rattacher le wilayet à l’Irak s’ils s’engageaient à céder la Compagnie Turque des Pétroles aux Britanniques, ce qu’ils firent. La frontière irakienne fut donc tracée comme le souhaitaient les Anglais.

La découverte de l’immense champ pétrolifère de Baba Gurgur, le 15 octobre 1927, bouleversa l’équilibre ethnique des alentours. Aux Kurdes qui y vivaient, s’ajoutèrent ceux recrutés par l’Irak Petroleum Company (IPC) : montagnards réputés dociles et durs à l’ouvrage. Le quartier Imam Kassim, à Kirkouk, leur fut réservé. L’IPC les préférait aux Turcomans soupçonnés de kémalisme, et les utilisait pour contrer l’influence grandissante du nationalisme arabe et du bolchevisme en Irak.

Les Kurdes de Kirkouk sont pour une bonne part descendants des réfugiés des guerres déclenchées sous la monarchie et les régimes républicains. La révolte de Cheikh Mahmoud, proclamé « roi du Kurdistan » en novembre 1922, fut écrasée dans le sang. Des milliers de montagnards kurdes, fuyant les bombardements au gaz mortels de la RAF, s’y réfugièrent. En 1945, la première révolte de Mustapha Barzani fut également écrasée par les Anglais. Les habitants des villages détruits y affluèrent eux aussi, tandis que leur chef trouvait asile en URSS après une courte période comme général dans l’éphémère République kurde de Mahabad, en Iran.

La guerre pour Kirkouk

Après le renversement de la monarchie, le 14 juillet 1958, le Président Abdel Karim Kassem décréta une amnistie générale. Barzani, alors pro communiste, rentra triomphalement à Bagdad. L’entente entre eux dura deux ans, jusqu’à ce que le chef kurde – conseillé par les Soviétiques désireux de gêner les approvisionnements pétroliers occidentaux - exige la création d’une région autonome avec Kirkouk pour capitale. Kassem lui déclara aussitôt la guerre. En septembre 1961, des milliers de réfugiés kurdes aboutirent à Kirkouk. Ils furent installés à Iskan, à l’est de la ville.

L’URSS soutenant finalement les gouvernements irakiens successifs, Barzani se tourna vers l’Iran, Israël et les Etats-Unis qui l’utilisèrent pour déstabiliser le régime des frères Aref, puis les baasistes arrivés au pouvoir en juillet 1968. En juin 1972, Barzani s’opposa à la nationalisation de l’IPC affirmant que le pétrole du nord était kurde et qu’il en céderait l’exploitation aux Américains dès l’accession du Kurdistan à l’indépendance. En mars 1974, il refusa la loi d’autonomie négociée avec Saddam Hussein, prétextant que la carte de la Région n’englobait pas Kirkouk. Les combats reprirent, avec leur lot de morts et de réfugiés. La guerre Iran-Irak en septembre 1980 entraîna la destruction de nouveaux villages le long des frontières avec l’Iran. Les rescapés se retrouvèrent dans des hameaux construits dans la plaine d’Erbil. Depuis la chute de Bagdad, le 9 avril 2003, ils ont été transférés à Kirkouk dans la perspective du référendum.

La guerre du Golfe de 1991, l’embargo puis le renversement de Saddam Hussein, ont donné aux séparatistes kurdes l’opportunité de créer un Etat. Sauront-ils la saisir ? Rien n’est moins sûr, car Kirkouk n’est pas seulement une pomme de discorde entre Irakiens – Arabes et Turcomans contre Kurdes - mais entre Massoud Barzani et Talabani qui se détestent cordialement. Ce dernier se prévaut de droits spécifiques, arguant que la plupart des Kurdes de Kirkouk parle le Sorani, dialecte de Soulimaniya, son fief.

Les deux chefs de guerre se livrent à une surenchère verbale sans en mesurer les conséquences. Pour Barzani, Kirkouk est « le cœur du Kurdistan », et pour Talabani le « Jérusalem des Kurdes », une suggestion, dit-on, du Mossad israélien. Forts des promesses américaines, ils pensent l’emporter. S’ils réussissent, la ville sera la capitale de la Région autonome, puis d’un Etat « indépendant », et peut-être un jour celle d’un « Grand Kurdistan » englobant les régions kurdes des pays limitrophes. L’entreprise américaine Bechtel qui a construit le pipeline Kirkouk-Haïfa – fermé avec la création d’Israël en 1948 - étudie déjà les moyens d’alimenter Israël en pétrole et en eau à partir du Kurdistan irakien…

C’est évidement compter sans la résistance irakienne, et la réaction plus ou moins violente de la Turquie où des kémalistes estiment avoir un droit de regard sur l’ancien wilayet de Mossoul. C’est aussi ignorer Moqtada Sadr qui soutient les chiites des Marais expulsés de Kirkouk. Cela ne leur enlève pas le droit de vote dans le gouvernorat, dit-il. Les transferts d’inscriptions d’Arabes ou des Turcomans sur des listes électorales d’autres régions – en échange de quelques centaines de dollars - sont parfaitement illégaux. Il se propose d’organiser avec eux un référendum parallèle si les Kurdes maintiennent le leur.

Le hold-up kurde en préparation à Kirkouk inquiète le Proche-Orient. Selon Al-Binah al-Jadidah, quotidien chiite bagdadi, le roi Abdallah d’Arabie a proposé en avril dernier à Massoud Barzani et Borham Saleh, « Vice-Premier ministre » irakien, 2 milliards de dollars pour qu’ils reportent le référendum de 10 ans. Ils ont refusé.

Bloomberg Markets estime les réserves pétrolières de la Région autonome à 25 milliards de barils. Avec Kirkouk – 10 milliards de barils – et les « territoires disputés » – 20 milliards de barils – les revenus du « Grand Kurdistan irakien » dépasseraient ceux du Mexique ou du Nigeria. On comprend que ces chiffres donnent le vertige aux chefs féodaux kurdes et suscitent à l’étranger bien des convoitises.

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