lundi 9 juillet 2007

Bulletin électronique Mondialisation.ca

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Une histoire d'amour israélienne
par Uri Avnery
Le 8 juillet 2007
Gush Shalom

IL N'Y A PAS EU un tel miracle depuis la résurrection de Jésus-Christ : un mort enterré dans une grotte est revenu à la vie.

L'"Option jordanienne" a abandonné son fantôme il y a presque vingt ans. Même auparavant, elle n'a jamais été en très bonne forme. Mais en 1988, quelque temps après l'éclatement de la première Intifada, elle a été officiellement enterrée par rien moins que Sa Majesté le roi Hussein lui-même. Il annonça qu'il avait renoncé à toute revendication sur la Cisjordanie.

Ce fut une mort pitoyable. Il n'y a pas eu de vraies funérailles. Shimon Pérès, un de ses pères, a prétendu ne pas connaître la défunte. Yitzhak Rabin a tourné le dos. De la poussière elle est issue, à la poussière elle est retournée.

Et maintenant, soudain, elle semble être revenue à la vie. Trois plumitifs distraits ont prétendu l'avoir vue de leurs propres yeux. Pas à Emmaüs, où les trois apôtres de Jésus ont vu leur maître ressuscité, mais à Washington, capitale du monde !


L'HISTOIRE d'amour israélienne avec la dynastie hachémite a commencé il y a trois générations. (Hachim était le fondateur de la famille de La Mecque à laquelle appartenait le prophète Mahomet.)

Pendant la deuxième guerre mondiale, l'Irak s'est rebellé contre le roi hachémite, qui lui avait été imposé par les Britanniques à l'époque où ils avaient installé une autre branche de la famille en Transjordanie. Le roi irakien et son entourage s'enfuirent en Palestine. Ils y furent chaleureusement accueillis par la direction sioniste, qui leur fournit une station de radio secrète sur le Mont Carmel. Je l'ai appris de nombreuses années plus tard d'une personne directement impliquée, le ministre Eliyahou Sassoon.

L'armée britannique réinstalla les Hachémites au pouvoir à Bagdad. Mais, comme Sassoon l'a ajouté avec regret, elle ne fut pas payée de retour : immédiatement après leur rétablissement au pouvoir, ils adoptèrent une ligne anti-sioniste extrême. A ce propos, l'organisation clandestine Irgoun coopérait à l'époque avec les Britanniques, et son commandant, David Raziel, fut tué en Irak au cours de l'opération.

Issam Sartaoui, un des dirigeants de l'OLP, réfugié de Saint-Jean-d'Acre qui grandit en Irak, a plus tard déclaré que, quand les Hachémites sont revenus à Bagdad, les Britanniques organisèrent un massacre des Juifs afin de leur assurer une popularité nationaliste. Les documents sur cet épisode tristement célèbre sont toujours gardés secrets dans les archives britanniques.

Mais les relations avec les Hachémites se poursuivirent. La veille de la guerre de 1948, la direction sioniste est restée en étroit contact avec le roi Abdallah de Transjordanie. Entre le roi et Golda Meir, plusieurs plans secrets furent concoctés, mais, le moment venu, le roi n'osa pas briser la solidarité arabe, et alors il a lui aussi envahi la Palestine. On a affirmé que ceci avait été fait en coordination étroite avec David Ben Gourion. Et en effet, la nouvelle armée israélienne a évité d'attaquer les forces jordaniennes (sauf dans la zone de Latrun, dans une tentative d'ouvrir la route de Jérusalem-Ouest assiégée.)

La coopération entre Abdallah et Ben Gourion a porté le fruit espéré : le territoire qui avait été alloué par les Nations unies à l'Etat arabe palestinien putatif fut partagé entre Israël et le royaume de Jordanie (la bande de Gaza fut donnée à l'Egypte). L'Etat palestinien n'a pas vu le jour et la coopération israélo-jordanienne s'est développée. Elle s'est poursuivie après que le roi Abdallah fut assassiné sur les lieux saints de Jérusalem et que son petit-fils, le jeune Hussein, eut pris sa place.

À cette époque, la vague du nationalisme pan-arabe était au plus haut, et Gamal Abd-el-Nasser, son prophète, était l'idole du monde arabe. Le peuple palestinien, qui avait été privé d'identité politique, voyait aussi son salut dans une entité arabe. Il existait un danger que le roi jordanien soit renversé à tout moment, mais Israël annonça que, si cela arrivait, l'armée israélienne entrerait en Jordanie sur le champ. Le roi est resté sur le trône soutenu par les baïonnettes israéliennes.

Les choses ont atteint leur apogée pendant Septembre noir (1970), quand Hussein écrasa les forces de l'OLP dans le sang et le feu. Les Syriens accoururent à leur secours et commencèrent à franchir la frontière. En coordination avec Henry Kissinger, Golda Meir lança un ultimatum : si les Syriens ne se retiraient pas immédiatement, l'armée israélienne entrerait. Les Syriens abandonnèrent, le roi était sauvé. Les forces de l'OLP allèrent au Liban.

Au plus fort de la crise, à la Knesset, j'ai appelé le gouvernement israélien à adopter l'attitude inverse : permettre aux Palestiniens de Cisjordanie d'installer un Etat palestinien à côté d'Israël. Des années après, Ariel Sharon me dit qu'il avait proposé la même chose au cours des délibérations secrètes de l'état-major général. (Plus tard, Sharon me demanda d'organiser une rencontre entre lui et Yasser Arafat afin de discuter le plan suivant : renverser le régime en Jordanie pour y installer l'Etat palestinien au lieu de le faire en Cisjordanie. Arafat refusa de le rencontrer et dévoila la proposition au roi.)


L'OPTION JORDANIENNE était plus qu'un concept politique – c'était une histoire d'amour. Pendant des décennies, presque tous les dirigeants israéliens s'en sont entichés – de Chaïm Weizmann à David Ben Gourion, de Golda à Pérès.

Qu'avait donc la famille hachémite qui séduisait l'establishment sioniste et israélien ?

Au cours des années, j'ai entendu beaucoup d'arguments apparemment rationnels. Mais je suis convaincu qu'au fond ils n'étaient pas du tout rationnels. La seule vertu décisive de la dynastie hachémite était – et est toujours – très simple : ils ne sont pas palestiniens.

Dès sa naissance, le mouvement sioniste a vécu dans le déni total du problème palestinien. Aussi longtemps que possible, il a nié l'existence même du peuple palestinien. Depuis que cela s'est avéré ridicule, il nie l'existence d'un partenaire palestinien pour la paix. De toute façon, il nie la possibilité d'un Etat palestinien viable à côté d'Israël.

Ce déni a de profondes racines dans l'inconscient du mouvement sioniste et de la direction israélienne. Le sionisme a tout fait pour la création d'un foyer national juif dans un pays dans lequel un autre peuple vivait. Comme le sionisme était un mouvement idéaliste imbu de profondes valeurs morales, il ne pouvait pas supporter l'idée qu'il commettait une injustice historique à l'égard d'un autre peuple. Il lui fallait supprimer et dénier le sentiment de culpabilité engendré par ce fait.

Les sentiments de culpabilité inconscients ont été aggravés par la guerre de 1948, dans laquelle plus de la moitié des Palestiniens furent séparés de leurs terres. L'idée de donner la Cisjordanie au royaume hachémite reposait sur l'illusion qu'il n'y a pas de peuple palestinien ("Ils sont tous Arabes !"), donc celui-ci ne pouvait subir aucune injustice.

L'Option jordanienne est un euphémisme. Son vrai nom est "Option anti-palestinienne". Rien d'autre. Tout le reste est sans importance.


CELA PEUT expliquer le fait curieux que, depuis la guerre de 1967, aucun effort n'ait été fait pour réaliser cette "option". Les grands prêtres de l'Option jordanienne, qui la prêchaient du haut de toutes les collines, n'ont même pas levé le petit doigt pour la promouvoir. Au contraire, ils ont tout fait pour empêcher sa réalisation.

Par exemple : pendant la première période de Yitzhak Rabin au poste de Premier ministre, après la guerre de 1973, Henry Kissinger eut une brillante idée : rendre la ville de Jéricho au roi Hussein. Ainsi, un fait accompli (en français dans le texte ndt) aurait été établi : le drapeau hachémite aurait flotté sur le territoire de la Cisjordanie.

Quand le ministre des Affaires étrangères Yigal Allon fit cette proposition à Rabin, il essuya un refus catégorique. Golda Meir avait promis à son époque que de nouvelles élections auraient lieu avant que tout territoire occupé soit rendu aux Arabes. "Je ne suis pas prêt à faire des élections pour Jéricho !" s'exclama Rabin.

Même chose quand Shimon Pérès, parvenu à un accord secret avec le roi Hussein, en apporta le résultat final au Premier ministre d'alors, Yitzhak Shamir. Shamir jeta l'accord à la poubelle.

("Vous être confrontés à un choix difficile", ai-je un jour ironisé dans un débat à la Knesset, "soit ne pas rendre les territoires occupés à la Jordanie, soit ne pas les rendre aux Palestiniens.")


UN DES aspects intéressants de cette longue histoire d'amour est qu'aucun des amoureux israéliens n'a jamais pris la peine de regarder le problème depuis l'autre côté. Au plus profond d'eux-mêmes, ils méprisaient les Jordaniens comme ils méprisaient tous les Arabes.

Au milieu des années 80, j'ai reçu une invitation non officielle en Jordanie, alors officiellement encore "pays ennemi". Certes, je suis entré avec un passeport plutôt douteux mais, une fois entré, je me suis inscrit en tant que journaliste israélien. Comme j'étais le premier Israélien à circuler à Amman ouvertement, en déclarant mon identité, j'ai beaucoup attiré l'attention dans les plus hautes sphères.

Un personnage important du gouvernement m'invita à dîner dans un restaurant chic. Sur une nappe en papier, il dessina la carte de la Jordanie et m'expliqua tout le problème en un mot.

"Nous sommes entourés de pays qui sont très différents les uns des autres. Ici se trouve l'Israël sioniste et ici la Syrie nationaliste. En Cisjordanie, les tendances radicales se développent et, dans le Liban tout proche, il y a un régime conservateur sectaire. Voici l'Irak laïque de Saddam Hussein et voici la religieuse Arabie saoudite. De toutes ces directions, les idées affluent en Jordanie. Nous les absorbons toutes. Mais nous ne pouvons nous quereller avec aucun de nos voisins. Quand nous nous tournons un peu vers la Syrie, le jour suivant nous devons faire un geste envers l'Arabie saoudite. Quand nous nous rapprochons d'Israël, nous devons rapidement rassurer l'Irak."

Conclusion évidente : l'Option jordanienne était une folie dès le début. Mais personne dans la direction israélienne n'a saisi cela. Comme le sage Boutros Boutros-Ghali me l'a dit un jour : "Vous avez en Israël les plus grands experts en affaires arabes. Ils ont lu tous les livres et tous les articles. Ils savent tout, et ne comprennent rien – parce qu'ils n'ont pas vécu un seul jour dans un pays arabe."


LES VIEILLES AMOURS ne meurent pas. Certes, la première Intifada a mis de côté l'Option jordanienne et les dirigeants d'Israël ont flirté avec l'Option palestinienne. Mais leur coeur n'avait pas changé et ils ont agi comme s'ils étaient poussés par un démon. Cela explique pourquoi aucun effort sérieux n'a été fait pour mettre en œuvre l'accord d'Oslo et amener le processus à sa conclusion logique : un Etat palestinien à côté d'Israël.

Aujourd'hui, soudain, les gens parlent à nouveau de la Jordanie. Peut-être pourrait-on demander au roi Abdallah II d'envoyer son armée en Cisjordanie pour combattre le Hamas ? Peut-être pourrions-nous noyer la "solution des deux Etats" dans une fédération jordano-palestinienne qui permettrait aux Jordaniens de reprendre la Cisjordanie ?

Le roi a été consterné. C'est vraiment ce qu'il lui faut ! Intégrer la population palestinienne turbulente et divisée dans son royaume ! Ouvrir la frontière à un nouveau flux de réfugiés et d'immigrants ! Il s'est empressé de dénier toute participation à ce projet.

Fédération ? C'est tout à fait possible, a-t-il dit – mais seulement après qu'un Etat palestinien libre aura vu le jour, pas avant, et certainement pas à sa place. Alors les citoyens peuvent décider librement.

Un livre fameux de l'auteur israélien Yehoshua Kenaz a pour titre : "Retrouver les amours perdues". Mais il semble que ce vieil amour soit parti pour toujours.

Gush Shalom, 7 juillet 2007.
Traduit de l'anglais "An Israeli Love Story" : RM/SW

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